A chaque nouvelle création, l'artiste marie différents styles
: l'art du contrepoint classique des maîtres
anciens et les improvisations effrénées
de jazz, le baroque à structure précise et les mougams
azerbaïdjanais aux régularités tonales,
les nouveautés impulsées par Chostakovitch,
Prokofiev, Stravinski, la polyphonie logique
de Bach et les différents genres
de musique populaire. Par exemple, dans
les années 70,
inspiré
par la comédie
du dramaturge français Edmond Rostand "Cyrano de Bergerac",
le compositeur crée une comédie musicale «le
Gascon furieux" où il réussit à
réduire
au même dénominateur
les intonations et genres classiques, les
harmonies romantiques et les formes rythmiques
de la musique pop.
Classés
parmi les grandes réalisations musicales du XX-ème
siècle, les 24 préludes pour piano de Karaev peuvent être
considérés
comme une encyclopédie de son style. Bien des nouveautés
y sont présentes.
Recourant aux différents styles - danse populaire, berceuse,
marche funèbre, chanson -, Karaev
les synthétise,
contre toute attente, avec des éléments classiques,
les intonations et les harmonies du jazz
en présentant
des personnages tout à fait originaux.
Comme exemple, le néo-baroque
de Karaev peut être illustré par ses 6 derniers préludes
composés
sur la base des formes et des genres de
la musique ancienne - fugue, variations
polyphoniques, chorale, passacaille.
Pourtant, sa qualité essentielle consiste en sa capacité
d'allier les différentes
influences, de les soumettre à son
style individuel. C'est pour cette raison
qu’en dépit
des traits différents
de ses œuvres, on y trouve aisément
le fil conducteur: la forme laconique, l'austérité
émotionelle,
la pureté
des personnages musicaux, l'attitude créative envers le
folklore. Or le compositeur ne s'est jamais
contenté de mettre
uniquement en œuvre l'expérience musicale
mondiale. Ainsi ses nouveautés, son harmonie modale originale ont
à leur tour enrichi la musique professionnelle
européenne.
L'oeuvre de Karaev est variée du point de vue des genres. Le compositeur
ne les classe pas en grands et petits, difficiles
et faciles. Il recourt volontiers aux grandes
compositions instrumentales - symphonie,
poème symphonique, concert, musique
pour le théâtre
et le cinéma,
aux genres synthétiques
difficiles - opéra,
ballet, music-hall, aux miniatures vocales
et à la chanson. Quel que soit le
genre, il fait preuve d'une réelle
qualité de symphoniste.
Tout
en exigeant la précision
du nom du genre, la conception du compositeur
sort parfois du cadre des modèles
existant. Par exemple, pour la conception
originale de la musique de "Don Quichotte"
pour le film de Kozintsev, le compositeur
s'est servi des indices de style d'un autre
art, qu’il l’appelle "les gravures
symphoniques". Son attitude responsable
à l'égard
de son travail pour le cinéma, sa musique de film concurrence avec
succès ses opus symphoniques. La
musique du film "Aux
bords lointains" en est une belle
illustration. Après avoir quitté
l'écran,
la musique de Karaev continue une vie indépendante. C’est
le cas de la symphonie du long métrage sur le sort tragique du grand peintre
espagnol
"Goya"
composée
par Kara Karaev et son fils, Faradj.
Il
est impossible, lorsqu’on parle d’œuvre
de Karaev, de négliger les relations
du "poète à son époque". L'époque compliquée
et contradictoire pendant laquelle vivait
le compositeur, se manifeste dans la tendance des recherches créatrices,
dans les
thèmes abordés.
La biographie de Karaev semble, d'apparence, heureuse et sans nuages. A l’âge
de 50 ans, il a reçu plusieurs titres
et décorations
et il est couronné des lauriers de
« patriarche classique de la musique
nationale ». Cependant, cette belle
façade dissimule
un destin tragique
- celui d'un artiste dans un pays
totalitaire.
Sous le régime
administratif autoritaire de l'époque stalinienne, un artiste était
privé
de liberté
de création
, limité
dans le choix de la langue musicale et des
techniques de composition. Le fameux décret
du Parti Communiste de 1948 dénonçant
les coryphées de la musique soviétique pour avoir
créé
des œuvres "pseudo-novatrices",
"formalistes" et éloignées
du peuple, touche également l’Azerbaïdjan.
Comme d'autres compositeurs azerbaïdjanais,
Karaev, décoré
deux fois du prix Lénine, est classé parmi les compositeurs
formalistes et critiqué dans la presse
de 1948. On l'accuse alors d'avoir négligé
les traditions de la musique nationale et
classique, tout en lui reprochant le caractère
abstrait de son langage mélodique, l'abondance
des consonances confuses et dissonantes.
Les deux premières symphonies de
Karaev ont certainement dû motiver
une telle critique. L’interprétation
originale et un nouveau langage musical,
trop modernistes, ne pouvaient pas être
compris et acceptés par le public de l'époque.
C’est ainsi que sa Première Symphonie
est jouée pour
la première fois au festival de "La
musique du XXème siècle"(festival
qui porte le nom de Karaev) à Bakou
en 1988, soit 45 ans après sa composition.
Celle-ci n'a pas été accueillie
comme une '"œuvre de musée",
mais comme une composition de haute qualité artistique aux
idées
fraîches, voire impertinentes pour
l'époque. Plusieurs
ont posé la question: « quelle aurait été
l'œuvre de Karaev sans directives idéologiques et recommandations
du parti qui indiquaient "le droit
chemin" ? ».
Les
années
60 sont une période de dégel culturel. Le rideau de fer entre
l'URSS et l'Europe est très partiellement
levé dans le
domaine des arts, autorisant une certaine
diffusion des influences étrangères
dans le pays. Lors des tournées de Stravinski
en URSS, le public découvre le monde musical brillant et original
de cet artiste de génie du XXème siècle. Les
valeurs philosophiques et culturelles changent,
le passé récent
est reconsidéré. De nouvelles
idoles, Schoenberg, Berg, Webern, représentants
de l'avant-garde de la deuxième vague,
gagnent l’esprit des musiciens.